J’ai joué : l’Insurrection

L’Insurrection, joué à l’association la Boîte à Chimères, Avril 2024

L’Insurrection de Melville Tilh-Pluñvenn est peut-être passé sous les radars de beaucoup de rôlistes. Cet objet ludique non identifié est d’une ambition folle : une œuvre délibérément politique visant à vivre des périodes révolutionnaires, se revendiquant du matérialisme, du romanesque et de l’influence de Victor Hugo. Rien que ça.

J’étais à la fois très curieux et un peu méfiant de voir l’engin à l’œuvre. Le fait de mobiliser de 5 à 8 personnes alors que la plupart des jeux de rôle d’inspiration narrative mobilisent des parties autour de 4 personnes me paraissait compliqué. Saheyus, membre de l’association, a balayé mes doutes d’un coup d’un seul en proposant une partie sur une des soirées du mardi. On la jouera à 6 personnes, sur une session de 3 heures.

Un petit mot du dispositif de ce jeu sans MJ : il s’inspire des jeux de type « Belonging outside Belonging » où les joueurs peuvent alterner entre une position classique de joueur (avec un personnage défini), et une position de MJ limité (en incarnant temporairement un domaine, une partie de l’univers). Dans l’Insurrection, une partie des joueurs a un rôle de type PJ avec personnage individuel (les Trajectoires) tandis que les autres jouent durant toute la partie les Emprises, les forces sociales antagonistes dont la confrontation est le moteur de la situation insurrectionnelle.

Jouer une Emprise : le peuple

N’ayant pas pris de notes lors de la partie, je vais surtout me concentrer sur mon ressenti personnel. Il ne s’agit ni d’un compte-rendu, ni d’une critique construite du jeu. Je note quand même qu’il réussit à rencontrer avec succès son ambitieux pitch, ce qui était loin d’être une mince affaire.

Nous choisissons comme décor pour notre partie Rome au lendemain de l’assassinat de César. On passe quelques temps à échanger pour accorder nos violons sur une version commune de l’univers avec un mélange de connaissances historiques, d’approximations partagées ou d’inventions assumées.

Jouer le peuple de Rome, c’est dès le début un jeu de dédoublement (voire plus) de personnalité. Les patriciens sont à la charge de la joueuse qui incarne le Pouvoir, mais je me retrouve avec des plébéiens à la fois jaloux de la position des patriciens et soucieux de se démarquer des non-citoyens, des « étrangers » libres issus des provinces nouvellement acquises de l’empire et enfin des esclaves. Je vois dans cet ensemble disparate des forces prêtes à agir : des « nouveaux riches » plébéiens s’étant acheté une large clientèle et désireux de profiter de la fragilité du pouvoir pour confirmer leur ascension sociale, et à l’autre bout du spectre des jeunes gens en colère, étrangers ou affranchis, nés libres dans la cité mais sans en avoir aucun droit politique, invisibles mais prêts à foutre le feu. La grande majorité de moi-même (ouais, jouer le peuple vous fait penser ce genre de choses) étant constituée de citoyens cherchant avant tout la sécurité, fiers de leur armée (jouée en tant qu’emprise Ordre) et des succès militaires de Rome contre le reste du monde.

Comme le jeu s’appelle l’Insurrection, qu’il n’y a pas de trajectoire le Molotov autour de la table et qu’il nous reste un peu plus de deux heures de jeu une fois finie la mise en place, je décide de jouer le Peuple en mode « voiture volée ». Dès le début de la partie, je dépense un de mes jetons pour faire envahir le Sénat. Un de mes PNJ, marchand plébéien ambitieux (j’ai oublié son nom, appelons-le Caïus Pupus) s’est piqué de jouer un rôle politique de grande envergure dans cette période de trouble et a convaincu ses clients de se lancer dans un gros coup politique.

Tout de suite, les autres emprises et les trajectoires se retrouvent sous pression et ont du grain à moudre.

Plus tard, alors que la situation semble se calmer, je vais provoquer des incendies volontaires dans la ville, déclenchés par des émeutiers masqués inconnus. Je suis en même temps en train de foutre le feu à la ville et de demander à l’armée d’intervenir pour mater les émeutiers. Je réclame la fin du couvre-feu et le droit à se rassembler, mais c’est pour autorise les commerçants à s’organiser en milices contre les pillards nocturnes que je contrôle également.

Quand un PNJ représentant du Pouvoir achète Caïus Pupus avec un poste politique en considérant qu’il est « le dirigeant » du peuple, je passe par une espèce de paralysie de décision, un peu bloqué par les conséquences de la décision la plus probable : qu’il accepte. J’ai eu un peu de mal à renvoyer sur le coup une réponse claire. Mais la solution était là, dans le texte même du jeu : ce marchand ambitieux allait devenir PNJ du Pouvoir, je le laisse à ma co-joueuse et je vais continuer à mettre le zbeul avec ma myriade d’autres silhouettes possibles.

Une espèce de jeu de plateau narratif ?

J’ai eu lors de cette partie un peu l’impression de jouer une sorte de jeu de plateau abstrait (du plateau sans plateau quoi) où j’affrontais les autres Emprises, et le résultat de ce « jeu » tissait la toile mouvante d’opportunités dont pouvaient s’emparer les Trajectoires. Les actes les plus spectaculaires des Trajectoires pouvaient en retour servir aux Emprises dans leur confrontation. Chacun suit sa logique propre, mais le jeu permet de faire progresser ensemble un récit politique à plusieurs voix.

Cet aspect « jeu de plateau » potentiellement compétitif provoquera chez la joueuse de Pouvoir l’impression de démarrer avec un gros handicap et tous les autres joueurs contre elle. C’est une des conséquences d’un mécanisme assumé du jeu : un déséquilibre des pouvoirs en début de partie avec une répartition aléatoire des jetons d’action. Comme dans les jeux Bob, il est possible de décider de subir pour récupérer des jetons. Il est aussi possible de s’acheter des loyautés en prêtant des jetons d’influence. Faute d’utiliser ces mécanismes, on peut risquer d’avoir l’impression d’être bloqué : les Emprises ont aussi intérêt à jouer le jeu pour gagner, en utilisant toutes ses mécaniques.

Ceci dit, il y a là une vision politique : l’idée qu’une période insurrectionnelle peut être un moment où le pouvoir se sent aux abois et a l’impression que tout se ligue contre lui. La fiche d’emprise propose d’ailleurs au pouvoir de jouer « pour découvrir ce qu’il se passe quand on a cessé de croire en [lui] ».

Qu’est-ce qu’on peut en retirer ?

On amène probablement dans ce jeu ses propres préjugés. J’ai sans doute trimballé avec moi à la fois des restes de mes jeunes années militantes et un pessimisme de vieux con sur les débouchés des épisodes insurrectionnels. Mais l’intérêt du dispositif du jeu (sans mj, avec une médiation par les règles) est aussi de permettre de confronter différentes conceptions politiques sans passer par les conceptions personnelles d’un seul joueur.

La particularité de l’Insurrection par rapport à des dispositifs plus traditionnels est que son principal propos politique est codé dans ses règles. Plutôt que de nous donner les avis politiques de l’autrice du jeu sur les insurrections et laisser les joueurs se l’approprier ou le transformer, le jeu encode dans son fonctionnement son principal propos politique : les moments politiques violents sont les conséquences de l’affrontement de forces sociales dépassant les individus. Et c’est par un dispositif de jeu à 3 ou 4 MJ antagonistes que le jeu y parvient. Ce constat ne nie pas l’importance des individus, avec les Trajectoires.

Entendons nous, je reste client du jeu de rôle traditionnel : j’adore les jeux d’aventure et les histoire d’héroïsme avec de la bagarre. J’ai rien contre un peu d’enquête de temps en temps. Mais des jeux innovants ou alternatifs nous prouvent que le JdR peut explorer d’autres horizons. L’Insurrection parvient à montrer qu’un jeu qui parle de trajectoires romanesques, de lutte de classe, de matérialisme et de révolution est possible, ce que j’aurais eu du mal à imaginer il y a une dizaine d’années.

Et ça peut se jouer dans Glorantha ?

Je fais le pari que l’Insurrection peut être une alternative intéressante aux grands freeforms organisés lors des grandes conventions de RuneQuest. Jouer les insurrections des adeptes de la Lune Blanche au sein de l’empire Lunar, ou une révolte tribale dans un Sartar occupé deviennent des possibilités intéressantes pour un groupe de joueurs de dimension modeste.

Pour conclure, l’Insurrection m’a permis de m’amuser d’une nouvelle manière avec un matériau politique qui me tient à cœur. Merci pour ça !

L’Insurrection de Melville Tilh-Pluñvenn, édition Electric Goat.

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer